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Une quête de 7 ans.

C’est le temps qu’il m’a fallu pour réaliser cette photo. On ne photographie pas l’équipe du Japon de judo comme les autres. Pourquoi ?

Futaba SUZUKI

L’avantage de créer son propre métier c’est que l’on part chaque jour d’une page blanche. C’est d’abord un état d’esprit. Il n’existe pas de règles écrites.Tout doit être une évidence.Tout est à inventer. En l’occurrence avoir l’immense honneur de vivre avec les judoka de haut-niveau et d’en témoigner. C’est un plaisir de tous les instants.

Mais attention !

Il faut bien avoir conscience que l’on vit avec une épée de Damoclès au-dessus de soi. La bienveillance en est le fil conducteur. Être irréprochable dans son comportement est une évidence. Mais surtout j’ai en permanence cette devise : les photos que je ne fais pas, sont plus importantes que celles que je fais. Je le répète pour être sûr d’avoir été bien compris : les photos que je ne fais pas, sont plus importantes que les photos que je fais.

Je vous sens dubitatif. Alors je vais développer.

C’est loin d’être une tournure d’esprit, c’est la réalité du terrain. Mon luxe c’est le temps. Il faut se fondre dans le décor. Alors il faut en profiter pour ne pas travailler en rafales, mais en vue par vue. Prendre d’abord le temps de capter l’atmosphère. Il faut pour cela y être avant eux. Ensuite l’intégrité, la concentration, doivent être en tout point respectées. Avec évidement une attention particulière pour le judo féminin lorsque l’on est en salle d’échauffement. La confiance à mon égard y est totale. Pourquoi ? Ne recadrant jamais mes photos, je peux les partager de suite sur ma tablette et la faire circuler si nécessaire. Je n’ai rien à cacher, mais tout à partager. Depuis 2012, ma réputation me précède sur les tatamis, en particulier en Asie, et c’est avec un immense bonheur que j’essaie de mettre en lumière les judoka du monde, dont mon admiration ne cesse de grandir à chaque reportage.

Dans ce métier la préparation est fondamentale. Cela permet de se libérer totalement l’esprit le jour J. C’est comme les réglages d’avant, une fois réalisés…on n’a plus qu’à oublier son appareil photo. En fait le boitier n’est que le prolongement de votre regard et rien d’autre.

Voilà, le cadre est posé, je vais pouvoir vous parler de ma relation avec l’équipe du Japon, et plus spécifiquement l’équipe féminine.

De part le monde le Japon est le pays qui m’a dérouté le plus jusqu’à présent. Je remercie feu Michèle CAVRERO de m’en avoir donné les clefs lors de notre séjour en 2010. Le poids des traditions et des codifications y est d’une complexité folle. Il faut vraiment faire attention à ce que l’on fait, si on veut prendre le temps de s’y attarder. Si l’on se contente de l’écume des choses, alors évidement c’est une notion qui vous échappera dans le reportage. Dommage…

Comme dans tout art martial la dimension du sensei est importante. Au Japon, elle y est souvent imposante. Elle fut même parfois traumatisante il n’y a pas si longtemps.

Acte 1

Je m’en suis rendu compte lors de mon premier reportage en 2012 au Grand SLAM de Paris. Les femmes de l’équipe du Japon passaient comme des ombres vers la chambre d’appel.

Une tension palpable y régnait. A mille lieux de l’atmosphère latine de l’équipe de France. Ne parlons même pas de comparer avec la seleçao. Pour parachever le tableau, physiquement elles étaient localisées bien loin de l’équipe masculine sur l’aire d’échauffement. Le peu de photos effectuées, le furent de si loin…

Kaori MATSUMOTO

La suite est connue. Aux JO de Londres, Kaori MATSUMOTO remporta le seul titre olympique de toute la délégation. Une claque. C’est un symbole pour moi. De tout temps ce fut surement la judokate la plus extravertie de toutes les japonaises, tellement à part, jusque dans sa performance. Et un signe que finalement il fallait laisser vivre pleinement les athlètes. Un coup de tonnerre, une révolution culturelle s’est alors amorcée. Tout a été changé au sein de la fédération nippone Je vous invite à consulter les archives du magazine l’ESPRIT DU JUDO pour en connaitre tous les détails.

Ce fut le début de l’ère MEIJI du judo japonais.

Acte 2

Kosei INOUE sensei

Et Kosei INOUE sensei arriva. Une idée de génie de Yasuhiro YAMASHITA sensei, 2013 fut une libération, au sens réel du terme. Une vision humaniste débarquait. Je ne m’attarderais pas sur cet épisode fondamental pour me concentrer sur l’équipe féminine. Mais vous allez le voir tout est lié.

Katsuyuki MASUCHI sensei

Car avec Katsuyuki MASUCHI sensei, le responsable de l’équipe féminine ils forment un binôme parfait pour la re-dynamisation de l’équipe nationale.

Au cours de nos différentes rencontres et discussions, en dehors des tatamis, j’ai réalisé à quel point leurs fonctions sont intelligemment réparties. Naturellement MASUCHI sensei s’est médiatiquement effacé, pour laisser INOUE sensei en porte-parole naturel de toute la délégation à chaque déplacement. Il n’a jamais essayé de tirer la couverture vers lui. Il aurait des arguments de performance à prévaloir. Il est tellement au-dessus de ça, il vit d’abord pour ses judokates, en cela il rejoint INOUE sensei.

Un exemple frappant me vient soudain à l’esprit. Pour les championnats du monde 2018 de Bakou, j’étais missionné en exclusivité par la fédération azérie, pour raconter de l’intérieur leur parcours historique. La compétition passée, on me change mon billet retour pour couvrir un entrainement exceptionnel avec le staff de l’équipe nippone dans le plus grand club du pays : JUDO 2012 . Comme à chaque fois c’est agglutinement autour d’INOUE. Comme à son habitude il le prend avec sourire et bienveillance. C’est fait dans un esprit bon enfant. Loin de la scène, un judoka assiste avec plaisir à cette communion. Il est assis adossé au mur du dojo. Et là j’ai compris. C’est MASUCHI bien-sûr. Je vais le voir, je m’assois. On a le temps, j’ai déjà suffisamment de photos dans mon boitier. Je lui donne mon opinion sur sa complicité avec INOUE. Et par là même mon admiration pour ce qu’ils ont réalisé pour leurs équipes respectives. On s’est compris.

Acte 3

Tsukasa YOSHIDA et Uta ABE

Et l‘atmosphère changea.. Qu’il était bon de voir les athlètes évoluer en toute sérénité. Des sourires, parfois des rires fusent. Si Kaori restera à jamais unique, Uta ABE et Funa TONAKI se chargent bien de prendre le relais et de dynamiser la vie de groupe du groupe féminin.

Funa TONAKI et Minjeong KIM Corée du Sud

C’est encore trop tôt pour oser demander une immersion avec eux. Sans le respect culturel je n’aurai pu arriver là où j’en suis. On le sait pour le Japon il faut prendre son temps. Mon mode de fonctionnement a donc été le suivant :

Chaque année je gagnais un mètre dans mes prises de vues.

Natsumi TSUNODA

La tentation aurait bien-sûr été de prendre un téléobjectif plus puissant. Je n’ai pas l’âme d’un paparazzi. Comme le disait si bien CAPPA , inspiré par sa compagne Gerda TARO : »si ta photo n’est pas bonne c’est que tu n’étais pas assez prêt. » C’est exactement ça pour l’équipe du Japon. En particulier pour l’équipe féminine. Contrairement aux garçons, la mise en lumière n’est pas systématique chez eux. Le carcan commence juste à s’ouvrir avec le nouveau staff et toutes ne vont pas à la même vitesse . Donc il faut le respecter. Me voyant travailler, j’ai fini dans leur esprit, par faire partie du décor. A ce moment-là j’ai pu aller plus loin. Oser, en complicité avec eux, avoir des photos d’une authenticité jamais atteinte par un 400mn. On n’est pas dans la photographie animalière, on est dans l’humain !

Acte 4

Il me manquait une dernière chose, ce que j’appelle : la culture de l’ouverture de la veste.

Miku TASHIRO

On ne photographie pas une brésilienne comme une japonaise. Le rapport au corps est différent, évidemment. On ne photographie pas non plus, une -48 comme une +78. Ayant toutes, des judogi sur-mesure dans l’équipe du Japon, et une attache de ceinture irréprochable, la valorisation de leur féminité est ailleurs .Comme je l’ai déjà écrit, rien de mieux qu’un judogi pour un portraitiste. Seuls apparaissent le visage, les mains et les pieds. On va à l’essentiel : la puissance du regard.

Acte 5

En avril 2017, Hong Kong accueille dans la moiteur de la pré-mousson, 40° et 90% d’humidité, le championnat d’Asie. Je ne le sais pas encore, mais je vais changer de dimension. Cela fera l’objet d’un article futur. Mais là, concentrons-nous juste sur l’équipe nippone. C’est comme ça dans toute l’Asie, à partir du moment où tu es là on ne se pose pas la question de ton savoir-faire. Tu es un pro, donc tu sais. On te laisse carte blanche. Là l’occasion est trop belle . Je présente au staff mon envie pour la première fois de faire des photos en immersion avec eux. Accord unanime, mes jambes ont du mal à me porter. Le moment le plus fort sera pendant les équipes. Là encore j’ai carte blanche et pour la première fois je réalise en Asie pour la JUA, un reportage du côté des athlètes. Témoigner que le judo est un sport d’équipe incroyable. Malheureusement, je ne pourrais jamais vous restituer la diversité des langues qui m’enchante: mongole, tadjik, ouzbek, kirghize, philippins, cantonais, mandarin, farsi, coréen…japonais ! Nous vivons aussi les derniers championnats d’équipes par genre. Viendront ensuite les équipes mixtes. Mais déjà j’ai ressenti une telle motivation au sein des japonais. Une telle libération des judokates nippones. Magnifique de les voir ainsi ! Je fais le bilan, oui les rêves sont réalisables.

Néanmoins, ça n’était qu’une première étape pour les acteurs principaux, le staff et les athlètes, de voir qu’en rien ils n’avaient été perturbés. Que finalement le résultat correspondait à leurs valeurs. Je pouvais espérer aller plus loin.

Acte 6

Été 2017, les championnats du monde ont lieu à Budapest. Je suis missionné pour un reportage en exclusivité avec l’équipe hongroise. Cela veut dire aucune autre photo n’est permise, gage de professionnalisme. Par contre, des liens très forts se sont créés entre-temps avec Tsukasa YOSHIDA, et Funa TONAKI. Il est heureux de voir que Hong Kong nous a rapprochés, et les réseaux sociaux aidant, ont intensifié la confiance accordée. J’ai toujours cet adage de Max DELERIS en tête pour ce métier : dis ce que tu vas faire et fais ce que tu as dit. C’est fondamental.

Une révolution culturelle est en cours pour cette édition. Une idée de génie pour moi. Le championnat par équipes mixtes ! Pour le Japon, une opportunité supplémentaire de conforter son leadership mondial. Je vous laisse à cet aspect sportif. D’un point de vue humain c’est juste fantastique. Une opportunité magnifique de mettre sur un pied d’égalité hommes-femmes. Pour finir je regarde l’après podium, l’appareil photo rangé depuis longtemps. Les hongrois ont fait un parcours magnifique de communion avec leur public, sortis de justesse au deuxième tour par une équipe de France fébrile. Et là une scène hallucinante, inimaginable il y a encore 5 ans se déroule. Toute l’équipe japonaise célèbre INOUE sensei en le faisant sauter en l’air. Dans la pure tradition des clubs. Et là je me dis : c’est fini. On ne fera plus que courir derrière l’équipe japonaise maintenant. Ils gagnaient déjà avant, certes. Mais pour la première fois, spontanément, ils amorcent un virage : on savait qu’ils étaient heureux de se retrouver en équipe nationale. Mais maintenant ils l’extériorisent ! Je me sens seul, personne n’a l’air d’avoir pris conscience de ce moment historique lorsque j’en parle un peu autour de moi.

Acte 7

Shori HAMADA

Décembre 2018, je couvre les Masters pour la Chine à Guangzhou . C’est la première fois que la Chine fait appel à un photographe étranger. Je le reçois comme un immense honneur. Là encore ça sera l’objet d’un article futur. C’est traditionnellement la dernière compétition de l’année. Les points pour la ranking-list y sont importants pour les 16 meilleurs de chaque catégorie plus l’athlète chinois supplémentaire retenu. Le deal, magnifique, était le suivant : en exclusivité pour la Chine jusqu’au bloc final. Après carte blanche. J’adore mon job ! Uniquement salle d’échauffement et chambre d’appel, c’est le rêve éveillé.

Tsukasa YOSHIDA

Je retrouve avec une immense joie réciproque Tsukasa YOSHIDA. On se tombe dans les bras. Il y a des liens d’amitiés qui se défient du temps et des distances. Parmi les règles non-écrites que je me suis fixé, c’est d’éviter de prendre en photo les athlètes quand ils me regardent. Au début de ma carrière c’était systématique. Au fil des années, je me suis assoupli. Il y a des regards qui sont des cadeaux, des marques de complicité, d’amitié parfois. Mais là avec l’équipe féminine japonaise je sens qu’il est en train de se passer quelque-chose. J’essaye comme à chaque fois de me fondre dans le décor, mais comme me l’a si bien dit un jour un athlète : ne t’inquiètes pas tu fais déjà partie du décor.

Mais là l’indescriptible se réalise. Je ne m’en rends pas compte tout-de-suite. C’est par touches subtiles, des petits gestes, un rien, comme le font souvent les japonaises. Non je ne rêve pas. Mais la plus coquette d’entre toutes restera sans contexte Natsumi TSUNODA. Au moment de la finale des -52 contre la française Amandine BUCHARD, l’attente s’éternise. Un des combats pour la place de trois dure dans le golden score. Les caméras ne sont pas encore en place, et comme convenu dans le protocole, j’ai le loisir de les prendre en photos le plus discrètement possible, en prenant soin systématiquement de laisser toujours la priorité de cadrage à Fightingfilms. On se connait par cœur depuis le temps et d’un regard, d’un geste, on communique très vite avec lui et tout se déroule à merveille à chaque fois. C’est de la bonne intelligence. Mais là une chose époustouflante se produit pour moi. Natsumi me regarde, sourit et d’un geste fugace, et très féminin remet ses cheveux en ordre pour la prise de vue. Elle ne le sait pas encore, elle le découvrira plus tard, mais au moment où elle se sent belle, le geste est déjà immortalisé. J’en ai le souffle coupé.

Natsumi TSUNODA

Je me rends compte qu’enfin les membres de l’équipe japonaise, à l’instar de toutes les autres nations, assument totalement leur féminité. Une révolution.

Le lundi matin, j’en parle tranquillement avec MASUCHI sensei et son staff, et le félicite pour tout le travail qu’il a accompli. Bien-sûr il pense d’abord résultat. Mais je me permets de développer ma pensée en lui disant qu’à l’instar de l’équipe masculine, lui aussi avait fait du développement personnel de ses athlète, une priorité. Et qu’enfin ça ressortait dans leur comportement, dans leur bien-être. Et donc dans leur judo ! CQFD.

Acte 8

Le 27 Février 2019, l’information vient de tomber. Elle me stupéfie. Le Japon vient d’annoncer la composition pour disputer les JO à domicile. En février ! Ils avaient deux options, soit attendre jusqu’au dernier moment, utiliser le championnat national en avril pour lever les dernières incertitudes. Ou alors l’annoncer au plus tôt et donner le maximum de temps et de confort à ses athlètes. Quelle leçon de gestion de groupe ils viennent de nous donner. A partir du moment où on se débrouille pour se jouer de la course à la ranking-list, on n’a de soucis le moment venu. On est paré à toutes les éventualités, même les pires, comme on le vit en ce moment. .Bien-sûr que de voir INOUE sensei submergé par l’émotion à l’annonce de l’hommage à ceux qu’il n’a pu retenir c’est exceptionnel d’humanité. Et pour cela il rentre un peu pus dans l’histoire. Mais il ne faudrait pas oublier le confort et la confiance accordée par MASUCHI sensei à ses protégées. Soyez-en sûr, jusqu’au bout, ce duo d’exception va servir de bouclier face à la pression grandissante jusqu’au jour J.

Tout est basé sur une vision à long terme. Et si certaines délégations pensent que les JO de TOKYO sont leur unique priorité, ils se trompent lourdement. Cette dynamique va au-delà de la compétition. Le cœur du système est basé d’abord sur l’épanouissement de l’athlète. J’en ai été le témoin privilégié.

Une photo vaut mille mots.

A Michèle CAVRERO, partie trop tôt…

Emmeric LE PERSON

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4 réponses sur « Une quête de 7 ans. »

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